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Jérôme Carcopino

LA MOSAÏQUE DE LA CASERNE DES VIGILES À OSTIE

MEFRA (Mél. d'Arch. et d'Hist.) 27 (1907), 227-241, Pl. V-VI, a, b



La mosaïque de la caserne des Vigiles à Ostie (pl. V-VI, a et b) n'a pas encore, semble-t-il, attiré beaucoup l'attention des archéologues. Dix lignes d'une description fidèle, mais sommaire, que M. Lanciani lui a consacrées dans le rapport des Notizie degli Scavi où il annonçait au monde savant ses belles découvertes de 1889 (1), et qui, depuis, ont passé, presque littéralement, dans le livre de M. De Magistris sur La Militia Vigilum della Roma lmperiale(2); trois lignes d'interprétation plus que contestables dans un court article de M. André (3); ni reproduction ni dessin, c'est là toute sa bibliographie. M. Camille Lefèvre, architecte, pensionnaire de l'Académie de France à Rome, a jugé qu'elle méritait davantage; et il en a exécuté, pour les soumettre au jugement de l'Académie des Beaux-Arts, deux études: l'une au dixième de la grandeur réelle, donne l'ensemble; l'autre, au tiers, ne comprend que les trois premiers personnages de gauche. Sur ma demande, M. Lefèvre a permis qu'on les photographiât toute les deux pour les Mélanges de notre Ecole. Tout le monde lui saura gré d'avoir si bien saisi et rendu le caractère de cette belle oeuvre. A Ostie, où la mosaïque est encore en place, il y a plus de difficultés à l'aller


(1) Lanciani, Notizie degli scavi, 1889, p. 73.
(2) Ettore De Magistris, La Militia Vigilum della Roma Imperiale, 1 vol. in-8o, 2me éd., Rome 1898, p. 59.
(3) Pierre André, Les récentes fouilles d'Ostie, dans les Mél. d'Arch. et d'Hist., 1889, p. 182.

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voir que le voisinage de Rome ne le ferait penser. En outre, exposée, comme elle est, à ciel ouvert, elle court plus de risques de se dégrader que dans un musée; malgré toutes les précautions dont on l'entoure (1), elle perd en chances de durée ce qu'elle gagne en puissance d'évocation historique. Il était à souhaiter qu'on en fixât le souvenir, et c'est une fortune particulière que la tâche ait enfin tenté un artiste comme M. Lefèvre, et que la publication de cette mosaïque puisse se faire aujourd'hui grâce au concours de son talent.

La caserne des Vigiles, que M. Lanciani mit au jour en deux campagnes de fouilles, de 1888 à 1889, et où la mosaïque est restée depuis lors, se trouve dans la partie de la cité antique la plus rapprochée du village moderne. L'édifice est orienté perpendiculairement à l'axe du théâtre, et parallèlement au fiume-morto, c'est-à-dire au cours que suivait, à peu de distance de là, le Tibre, avant qu'une crue de la fin du XVIme Siècle ne fût, venue en déplacer le lit. Une rue le sépare des constructions qui forment le côté Est du forum. Dans l'état actuel du déblaiement qui, à l'Est, n'a pas été achevé (2), le monument mesure 69m 48 de long sur 41m 55 de large, et il occupe une


(1) La caserne des Vigiles fermant à clef, les touristes ne peuvent voir la mosaïque sans être accompagnés de l'un des deux custodi. En hiver, l'Administration des Fouilles fait recouvrir la mosaïque de grands paillassons qui la protègent contre les gelées et les averses. Elle a d'ailleurs, avec son habituelle bienveillance pour les travailleurs qu'intéressent les antiquités d'Ostie, autorisé et facilité l'étude de M. Lefèvre et mes propres recherches. Je prie M. le Directeur Gatti et M. le Professeur Dante Vaglieri, directeur adjoint, d'agréer ici l'assurance de notre gratitude.
(2) Il semble bien que nous n'ayons que la moitié de l'édifice, et que les fouilles de 1888-9 se soient arrêtées juste au centre de la caserne, marqué sur le terrain par les deux entrées latérales qui terminent actuellement à l'Est les murs Nord et Sud.

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superficie totale de 28 ares 86 centiares (1). Le plan en est caractérisé par la disposition toute spéciale du tablinum qui s'ouvre sur le côté Ouest du péristyle central. On accède d'abord par un portique, élevé sur deux pilastres de brique (aux extrémités), et deux colonnes de portasanta (au milieu), à un vestibule mesurant 9m 68 de long sur 4m 10 de large. De là, on passe, par une entrée que deux colonnes, correspondant à celles du portique, divisent en trois parties, dans une salle de dimensions plus grandes (11m 68 x 6m 60) et d'un niveau sensiblement plus élevé (elle est en surplomb de 0m 35). Au mur de fond de cette salle est adossé un suggestus dont le revêtement de marbre a, sauf dans la partie supérieure, presque entièrement disparu. En face du suggestus, et au centre de la salle, l'emplacement d'un autel est marqué sur le sol, ou plutôt l'était encore à l'époque de la découverte (2). Le pavement de la salle est en mosaïque blanche et noire, à décoration géométrique. La mosaïque également blanche et noire, mais figurée, que nous reproduisons ici, forme le pavement du vestibule.

Étendue sur un lit de ce mortier fait de chaux et de tuiles pilées, que les archéologues italiens désignent d'un mot: cocciopesto, et qui n'est autre que l'opus signinum de Vitruve et de Pline l'Ancien (3), elle est entourée d'une triple bordure


(1) Nous empruntons ces chiffres à l'excellente description de M. Lanciani (Notizie, 1889, p. 37) à laquelle nous ne pouvons que renvoyer. Le plan de la caserne a été levé simultanément par M. Lanciani, qui a distingué par des lettres les différentes pièces (Notizie, 1889, p. 78); et par M. André (Mélanges d'Arch. et d'Hist., 1889, pl. III). Comme le plan de M. André a été publié dans les Mélanges, j'ai jugé superflu de reproduire à nouveau la partie de l'édifice dont il est question ici.
(2) Les témoignages de M. Lanciani (loc. cit., p. 76) et de M. André (loc. cit., p. 182), contemporains des fouilles, concordent sur ce point. Je n'ai pas, pour ma part, nettement distingué les traces de l'autel.
(3) Cf. Paul Gauckler, Musivum opus, dans le Dictionnaire des Antiquités de Daremberg et Saglio, III, 2, 2093.

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dont les bandes, alternativement noires et blanches, vont en se retrécissant du dehors vers le dedans: la première, en cubes noirs, a 0m 53 de large, la seconde, en cubes blancs, 0m 09; la troisième, en cubes noirs, 0m 065. M. Lefèvre ne les a reproduites toutes les trois que sur un côté de son étude d'ensemble (pl. V-VI a). En réalité, elles suivent les quatre faces du rectangle à fond blanc, long de 8m 45 et large de 2m 95, où viennent s'inscrire en noir les représentations qu'elles encadrent.

Tracées aux trois quarts environ de la grandeur réelle - le second personnage en partant de la droite (pl. V-VI a), le seul qu'on puisse mesurer de la tête aux pieds, et qui est aussi le plus grand, n'a qu'1m 40 de haut - les figures n'ont guère souffert qu'au centre de la composition. La chute des parois de l'étage supérieur qui, s'il faut en croire M. Lanciani, s'est produite d'Ouest en Est (1), c'est-à-dire pour la partie de l'édifice qui nous intéresse, de la salle vers le vestibule, a défoncé la mosaïque en son milieu, emportant la moitié gauche de l'autel, la tête du personnage placé à droite, les pieds du personnage placé à gauche, etc. M. Lefèvre, sur son dessin, a exactement marqué les limites de ces dégâts. La seule restauration qu'il se soit permis d'effectuer était à la fois certaine et nécessaire. Le cinquième personnage, à partir de la gauche, avait été particulièrement maltraité. Non seulement, et comme on peut s'en assurer sur la planche, il a perdu l'avant-bras et le haut de la jambe gauche; mais tout le milieu du corps, sans disparaître, s'est affaissé de plus de vingt centimètres en profondeur, sur un pourtour de quatre-vingt-dix centimètres environ; en sorte que la mosaïque, qui subsiste à cet endroit, y fait un creux bien plus désagréable à l'oeil que ne le serait une simple lacune. M. Lefèvre n'en a ni complété, ni modifié, les lignes. Il les


(1) Lanciani, Les récentes fouilles d'Ostie, dans les Mélanges d'Arch. et d'Hist., 1889, p. 179.

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a copiées telles quelles, mais il a suffi qu'il les redressât à la même hauteur que les autres, pour rétablir aussitôt l'harmonie de l'ensemble.

Les scènes qui remplissent la composition sont empruntées à des sacrifices religieux: il n'est besoin, pour s'en convaincre, que de la regarder. Elle débute à gauche par un homme debout, qui brandit sa hache sur un taureau étendu par terre; l'on distingue encore sur la bête certains détails de la toilette que les Romains faisaient aux victimes avant de les immoler: une feuille de la couronne qu'on lui avait attachée sur la tête se détache obliquement au-dessous de la corne droite; et une bandelette sacrée s'enroule encore autour d'une de ses pattes de derrière, la gauche. Le taureau s'est abattu d'une masse, sur le flanc droit. Il paraît sans vie. Les pattes de devant sont repliées, la gauche un peu moins que la droite; mais les deux pattes de derrière, allongées de toute leur longueur, sont déjà raidies par la mort. L'homme, glabre, coiffé d'un bourrelet dont il est difficile de dire si c'est un pileus de feutre, comme en portaient les soldats (1) et les marins (2), ou une infula ceignant la tête de ceux qui participent aux fonctions sacrées, vêtu d'une courte tunique serrée à la gorge et très fortement pincée au-dessus des hanches, sans doute par un cingulum, se présente de profil et tourné vers la gauche; il tient de la main droite une hachette, le taillant prêt à s'abattre, le marteau relevé à la hauteur de la tête. De la main gauche, il saisit la peau de la


(1) Végèce, 1, 20.
(2) Cf. l'interprétation nouvelle que donne des bas-reliefs des nautae parisiaci M. Vercoutre dans la Rev. Arch. IVme série, t. IX, janvier-février 1907, p. 32 et 33. Les coiffures des trois personnages de la fig. 1 ne sont pas sans analogie avec celles que l'on voit sur notre mosaïque, surtout avec celle du second personnage, en partant de la gauche.

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bête comme pour l'écarter des chairs. Le victimaire commence à dépecer la victime.

Suit un personnage barbu, de face; nous ne voyons que le haut de son corps: ses jambes sont cachées par le taureau qu'il a poussé devant lui. Il est coiffé, semble-t-il, de la même manière que le personnage précédent, mais autrement vêtu, d'une large blouse, dont la raideur des plis longitudinaux indique qu'elle s'arrêtait peu après, probablement à la hauteur des genoux, et où, plutôt qu'une toge, je reconnaîtrais un birrus, semblable à celui que porte, sur un bas-relief funéraire du musée de Nancy, le toucheur de boeufs identifié par J. Quicherat (1). Le bouvier de la mosaïque lève de la main droite son aiguillon, comme pour frapper la bête qu'il vient de conduire; de la main gauche, il retient les plis de son birrus (2). Le taureau a été attaché par la corne gauche, sans doute à un anneau fixé en terre devant l'autel, et qui a disparu avec le reste de cette partie de la mosaïque. Mal résignée, la bête essaie de se dégager, s'arc-boute sur ses pattes de derrière, et tire sur sa longe d'un mouvement admirable de naturel. A sa droite, le sacrificateur ou popa. Nu jusqu'au nombril, il est ceint du limus, sorte de jupon transversalement bordé par une étroite bande de pourpre, que le mosaïste a figurée en noir entre deux lignes de cubes blancs, et qu'il a terminée par des franges (3). Le popa, entiè-


(1) J. Quicherat, Rev. des Soc. Savantes, 1873, VI, p. 253 et 254.
(2) Sur le bas-relief de Nancy, le toucheur de boeufs tient aussi de la main droite un aiguillon. De la main gauche, il porte, au bout d'une courroie, le sabot à deux crochets dont il s'était muni «par précaution, pour le mettre au pied de ses bêtes s'il arrivait que quelqu'une se blessât en chemin».
(3) Le limus des popae, sans franges sur les bas-reliefs de l'ara pacis (Petersen, Ara Pacis Augustae, Vienne, 1902, pl. VII), et sur le bas-relief du temple de Vespasien à Pompéi (Mau, Pompeji, Leipsig, 1900, p. 100, fig. 47; et Thédenat, Pompéi, Vie Publique, Paris, 1906, p. 55, fig. 33) est également frangé sur certains bas-reliefs de la Colonne Trajane, contemporains, à vingt ans près, de notre mosaïque (Froehner, Col. Traj., pl. 76, 114 et 116).

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rement rasé, a les muscles, la carrure, et jusqu'à l'embonpoint proverbial de sa profession. Avec les plis de graisse de sa poitrine et de son ventre, il suffirait à illustrer les vers souvent cités du poète satirique:

........ mihi trama figurae
Sit reliqua; ast illi tremat omento popa venter (1).

Il est armé d'une hache d'une longueur insolite, et dont nous n'apercevons plus que la lame, tournée vers le dehors. Sa main droite saisit l'extrémité inférieure du manche, tandis que la gauche devait le serrer fortement à la douille. Il tourne la tète vers le taureau qui'il est chargé de mettre à mort, et cherche sur la nuque de la bête l'endroit vulnérable où il convient qu'il dirige son coup. Sa position, les dimensions de sa hache, la manière dont il la tient, indiquent qu'il se prépare, non pas à égorger la victime avec le taillant, mais à l'assommer avec le marteau. Aussi bien était-ce la méthode favorite des sacrificateurs (2).

L'autel est prêt pour le sacrifice. On a allumé dessus un foyer. Nous avons bien quelque peine à le reconnaître dans l'arc de cercle à cubes noirs séparés par de minces filets de cubes blancs, dont un segment se déploie encore, à droite, sur la corniche. Mais la présence nécessaire en est attestée par tant d'autre représentations antiques (3), que toute hésitation serait superflue. À la face antérieure de l'autel est accrochée une


(1) Perse, 6, 73-74.
(2) Sur plusieurs bas-reliefs les popae tiennent un malleus, non une securis (bas relief du temple de Vespasien à Pompéi; autel de marbre du vicus Aescleti, Röm. Mittheil., IV, 1889, p. 206). Sur les différences qu'on a essayé d'établir entre le popa et les cultrarii, cf. S. Reinach, Dictionn. des Ant. Daremb. et Saglio, I, 2, 1587.
(3) Froehner, Col. Traj., pl. 35, 76, 110.

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corona lemniscata (1): deux circonférences concentriques indiquent schématiquement cette parure consacrée (2). A droite de l'autel, deux hommes debout, vétus d'une tunique et d'un court manteau, sont placés côte à côte. Le premier, à qui manque aujourd'hui la tête, était tourné de profil vers la gauche; de sa main droite, il soutient, à bras tendu, la branche d'une double-flûte; de l'autre main, il soutient l'autre branche; mais son bras gauche était plié, en sorte que la branche gauche de la double-flûte s'abaisse, tandis que la droite reste horizontale. Le second, qui a le front ridé et dégarni de cheveux, porte toute la barbe. Sa tête est ceinte d'une couronne de feuillage, qui serait d'olivier suivant M. Lanciani, de laurier suivant M. De Magistris (3), mais dont, vraiment, ni le dessin ni l'état de la mosaïque n'autorisent à préciser la nature. Il se présente de trois quarts vers la gauche. L'avant-bras gauche n'existe plus; mais la main droite, tendue dans la direction de l'autel et de la victime, est assez bien conservée; elle tient un objet de forme ovale (4), probablement une patère; et le personnage n'est autre que le prêtre par qui s'offre le sacrifice. La composition se termine comme elle a commencé, par un victimaire dépeçant une victime. Le taureau de droite est un peu plus gros; il a la queue plus longue et les pattes plus courtes que celui de gauche; mais il est étendu à terre dans la même position. Le victimaire de droite est vu de profil comme celui de gauche, mais en sens inverse, et tourné vers la droite. Il est coiffé de la même façon, avec, en plus, une


(1) Couronne de fleurs ou de feuillage, à laquelle s'enroule une bandelette, cf. vo lemniscus ap. Dictionn. des Ant. Daremberg et Saglio, III, 2, 1099.
(2) Froehner, Col. Traj., pl. 76, 114 et 116.
(3) Cf. supra, p. 1, n. 2.
(4) M. Lefèvre, par excès de scrupule, a exagéré ici l'importance des dégâts. La mosaïque m'a paru plus explicite que ne l'indique la reproduction.

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couronne, dont deux feuilles pointent sur le devant du front. De toute évidence, les deux groupes se font pendant. Le mosaïste a fait preuve d'une grande habileté dans l'ordonnance de son tableau; et si, moins par sa faute que par celle du genre où il s'exerçait et de la matière qu'il avait à transformer, il n'a point réussi à y répartir, comme dans la réalité, les ombres et la lumière (1), il est parvenu, sans trop de peine, rien qu'en modifiant les proportions de ses figures, à faire tenir plusieurs plans sur le fond monochrome de sa mosaïque, et à donner à ceux qui la regardent l'illusion de la perspective: le popa reste très en arrière de la victime et du bouvier; les deux figures de droite sont visiblement en avant de l'autel; le recul, imposé de part et d'autre aux deux groupes extrêmes, est tel qu'ils se détachent en quelque sorte du reste de la composition; l'unité incontestable du sujet se traduit en scènes successives, qu'il nous reste maintenant à interpréter.

M. André écrit qu'elles étaient "très probablement relatives au culte de Mithra" (2). Il n'a point donné ses raisons; mais on devine que la présence de taureaux sur la mosaïque, et le voisinage d'un mithréum, découvert trois années auparavant à quelque distance de la caserne (3), n'ont pas été sans exercer


(1) Noter les ombres portées du second taureau, et du dernier taureau, à droite; celles aussi du flûtiste et du prêtre.
(2) André, loc. cit., p. 182.
(3) Cf. sur ce mithréum, Lanciani, Notizie, 1886, p. 162 sq.; et Cumont, Notes sur un temple mithriaque d'Ostie, Gand, 1891. Le plan d'ensemble de la cité dressé dès 1895 par l'ing. Giammiti n'a pas encore été publié. C'est à peine si on le laissait entrevoir. M. le Prof. Corrado Ricci, Directeur général des Antiquités, a annoncé l'intention de le faire éditer dans les Notizie. C'est un grand service qu'il aura rendu aux antiquités d'Ostie, et dont ceux qui les étudient lui seront reconnaissants.

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d'influence sur son jugement. Cependant il est impossible d'établir le moindre lien entre la caserne et ce mithréum, puisque la maison d'Apuleius, à l'intérieur de laquelle le mithréum est bâti, est séparée de la caserne par toute la largeur du forum d'Ostie. D'autre part, on immolait des taureaux en dehors des cultes orientaux, et il n'y a rien dans la mosaïque qui révèle spécialement la religion du dieu venu de Perse. Aucun des personnages n'y porte un de ces déguisements dont parle Saint Jérôme, et qui, appropriés aux différents titres de la hiérarchie (corbeau, lion, etc.), étaient de mise dans les sacrifices mithriaques (1). Elle trouve encore une explication plus simple et plus raisonnable dans la destination même de la partie d'édifice qu'elle a servi à décorer.

En effet, les bases de statues qu'on a découvertes en avant des pilastres et des colonnes du vestibule, dont la mosaïque constitue le pavement, et sur le suggestus de la salle où mène ce vestibule, sont toutes dédiées par les vigiles, et toutes à des empereurs ou à des membres de la famille impériale (2). D'où la double certitude que si l'édifice dans son ensemble a servi jadis de caserne au détachement envoyé à Ostie par les sept cohortes de vigiles stationnées à Rome, cette partie de la caserne qui occupe la place du tablinum dans les maisons privées n'est autre que l'augusteum, le sanctuaire consacré par les Vigiles aux Augustes. La salle de fond formait la cella; et le vestibule, comme le pronaos de ce temple militaire. Le sens des scènes figurées sur le pavement en mosaïque de ce pronaos est dès lors facile à dégager (3). Elles représentent les sacrifices qu'aux fêtes


(1) Cumont, Textes et Monuments figurés relatifs aux mystères de Mithra, I, 315.
(2) Eph. Ep., VII, nos 1197-1211.
(3) Cf. Lanciani, Notizie, 1889, p. 73: «La scena rappresenta vivacemente quanto avveniva nello stesso luogo nelle festive ricorrenze dei natalizi imperiali, vale a dire il sacrifizio di un toro».

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de l'empereur, soit à l'anniversaire de sa naissance, soit à celui de son avènement, soit en l'honneur de son élévation an consulat, les vigiles d'Ostie comme les cités, les corporations professionnelles, et les autres soldats, offraient pour le salut et an génie de l'Auguste régnant. Si l'on fait abstraction du bouvier qui a conduit la victime, et du popa, dont le rôle exigeait une force peu commune et un tour de main très sûr, et que les vigiles d'Ostie ont dû, le cas échéant, faire venire dans leur caserne, comme les citoyens l'appelaient dans leurs maisons pour les sacrifices privés (1), il est à noter que les personnages de la mosaïque portent soit la tunique, soit la tunique et un court manteau, tous un costume militaire. Il est même fort possible, que le personnage principal, dont la figure, avec ses rides et sa calvitie commençante, est si nettement individualisée, soit un portrait, celui du subpraefectus qui commandait la vexillatio quand la mosaïque fut exécutée: car le chef du détachement devait célébrer les sacrifices au nom de ses hommes, comme il était le premier à dédier en leur nom les inscriptions votives (2). Quant aux taureaux, ils étaient les victimes ordinairement consacrées à la divinité impériale: pro salute Aug(usti) Iovi bovem marem, genio ipsius taurum immolare, lisons-nous dans les fastes du collège des frères Arvales (3); et c'est bien un sacrifice genio Augusti que le mosaïste d'Ostie a voulu fixer dans son oeuvre. Au centre, il a saisi l'instant solennel où le prêtre improvisé, dans la pose que sa fonction requiert, près du foyer qui brûle sur l'autel, ayant à côté de lui le joueur de double-flûte, dont la musique scande ses paroles et ses gestes rituels - ad tibicinem foculo


(1) Ascon., ad Mil., 25: «Licinium quemdam de plebe sacrificulum qui solitus esset purgare familias».
(2) Eph. Ep., VI, 1204, 1. 16; 1205, 1. 16; 1206 , 1. 7; 1207, 1. 15.
(3) C.I.L., VI, 2642, 1. 10 sq; 2043, 2041, etc.; Cf. Beurlier, Essai sur le culte rendu aux Empereurs Romains, 1 vol. in-8o, Paris, 1890, p. 450.

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posito (1) - jette sur la flamme l'encens et le vin - ture et vino in igne in foculo fecit (2) - et donne au sacrificateur l'ordre d'immoler la victime. Dans les deux groupes pareils qui feraient le tableau à gauche et à droite, le mosaïste a réalisé l'immolation: la bête vient d'être mise à mort, et les victimaires taillent déjà sur son cadavre la part de la divinité et celle des normales. Comme les bas-reliefs, qui dans l'antiquité étaient sans doute placés sur les côtés des rostres (3), et où le sculpteur du forum romain a fait revivre la procession des suovetaurilia, semblaient renouveler continuellement autour de la tribune la vertu de la lustratio quinquennale (4), ainsi la mosaïque de la caserne d'Ostie, placée dans le vestibule du sanctuaire qui contenait leurs images divines, paraissait perpétuer au pied des empereurs les sacrifices qu'on était, de loin en loin, appelé à leur offrir, et symbolisait d'une manière permanente le dévouement des vigiles à leurs personnes sacrées.

Quelle époque assigner à notre mosaïque? - De toutes les statues dont la piété des vigiles orna l'augusteum, la plus ancienne, nous le savons par les inscriptions des bases, fut érigée en 137 ap. J. C. (5), et la plus récente entre 241 et 244 ap. J. C. (6). Ainsi, avant le règne d'Hadrien (117-138) il n'est point trace d'embellissements à l'augusteum, il n'en est plus trace après Gordien III (238-244). C'est entre ces deux termes extrêmes que se place forcément la composition de la mosaïque. M. Lan-


(1) Plin., H. N., XXII, 11.
(2) C.I.L., VI, 2005; 1, 18 sq.
(3) C'est l'hypothèse la plus vraisemblable; cf. Petersen, Festschrift für A. von Oettingen, 1898, p. 130-143.
(4) Huelsen, Le Forum Romain, Rome, 1906, p. 104.
(5) Eph. Ep., VII, 1197.
(6) Ibid., 1211.

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ciani la rapporte à une restauration qui aurait été exécutée sous le règne des empereurs Septime-Sévère et Caracalla, qualifiés, sur les inscriptions d'Ostie, de restitutores Castrorum Ostiensium (1), et qui aurait compris, entre autres travaux, les murs qui ferment aujourd'hui le vestibule au Nord et au Sud. Que ces murs aient été élevés pour servir de clôture au pronaos et encadrer la mosaïque du pronaos, je l'accorde bien volontiers à M. Lanciani; mais est-il bien sûr de la date qu'il leur assigne? Que ces murs, qui d'ailleurs ne se distinguent point par la construction (opus latericium) des murs environnants, aient été consolidés par Septime-Sévère et Caracalla, il se peut, et encore nous n'en savons rien, car M. Lanciani n'a pu citer aucune marque de brique, aucune particularité technique à l'appui de son hypothèse; mais ils sont été sûrement bâtis avant cette époque, car ils sont trop nécessaires à l'isolement du sanctuaire pour ne pas dater, au moins sous leur forme primitive, de la même époque que le sanctuaire lui-même.

C'est pourquoi j'incline, pour ma part, à reculer la mosaïque jusqu'aux dernières années d'Hadrien. C'est du règne de ce prince "qui a conservé et accru la colonie d'Ostie", "colonia Ostia conservata et aucta" (2) que date l'aménagement de l'édifice en caserne et spécialement du tablinum en augusteum. Toutes les marques de briques, provenant soit du mur de fond de la cella, soit du seuil du pronaos, portent des dates consulaires variant entre 123 et 129 ap. J. C. (3). D'autre part, si la plus ancienne base


(1) Eph. Ep., VII, 1204 et 1205.
(2) C. I. L., XIV, 95.
(3) On en trouvera la liste dressée par M. Lanciani, Notizie, 1889, p. 76. Je suis heureux de pouvoir la compléter. La cage d'escalier, marquée G sur le plan de M. Lanciani, et la salle contiguë, à l'Est, à cet escalier sont séparées par un mur percé d'une petite fenêtre quadrangulaire, haute de 0m 50, large de 0m 45, profonde de l'épaisseur du mur, soit 0m 60. Cette fenêtre, indiquée sur le plan de M. Lanciani par des hachures, est garnie, à l'intérieur, de très belles briques plates et larges. Sur l'une d'elles, qui revêt la paroi supérieure, on lit la marque suivante:
ABSCANTVS CN DO TRO | PAET. ET. APR | COS
Abascantus Cn(ei) Do(mitii) Tro(phimi) | Paet(o) et Apr(oniano) | Co(n)s(ulibus).
La marque est de 123 ap. J. C. On la retrouve, avec quelques variantes de ponctuation, au C. I. L., XV, 1, 1116.

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trouvée dans l'augusteum (137 ap. J. C.) porte le nom de L. Aelius Caesar - le fils d'Hadrien mort avant d'avoir régné - il est évident que les Vigiles d'Ostie avaient songé à son père avant de songer à lui, et qu'ils n'ont dressé la statue du César qu'après celle de l'Auguste. Or M. Lanciani a précisément remarqué que l'inscription de la base qui occupe le centre du suggestus et qui est dédiée à Septime-Sévère, est gravée en surcharge d'un premier texte soigneusement martelé (1); entraîné par la logique des faits, il suppose avec pleine raison que le nom effacé était celui de l'empereur Hadrien (2). Ansi donc, et jusqu'à l'avènement de la dynastie Africaine, c'est l'image d'Hadrien qui a occupé au centre de la cella la place qui, de droit, revenait au fondateur; et c'est sous son règne, postérieurement à 131 à cause des marques de briques (3), antérieurement à 137 à cause de la dédicace à L. Aelius Caesar, que l'augusteum a reçu la disposition que les additions ultérieures n'ont pas modifiée, et que nous lui voyons encore aujourd'hui. N'est-il pas naturel d'admettre que c'est à la même période qu'appartient la mosaïque du pronaos? Il est du moins impossible, après ce que nous venons d'établir, de la comprendre dans la restauration de Septime Sévère. Celle-ci n'a sans doute comporté que les réparations indispen-


(1) De même Eph. Ep., VII, 1203: «titulus totus in litura positus».
(2) Lanciani, Notizie, 1889, p. 77.
(3) La plus récente de ces marques date de 129 ap. J. C. Or, dit Pline (N. H., XXXV, 170), «Aedificiis [lateres] non nisi bimos probant».

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sables (1): ce n'est point quand on utilisait les vieilles bases au lieu de les remplacer, qu'on a remplacé l'ancien pavement par de nouvelles mosaïques; et l'on ne peut, sans contradiction, imaginer tant de prodigalité dans le vestibule, quand on vient de constater tant de parcimonie dans le sanctuaire. Il ne faut pas oublier, du reste, que les historiens de la mosaïque admettent qu'à partir du troisième siècle, et pour des raisons techniques, notamment par suite de la suppression de l'emblèma, l'usage de la mosaïque à figures monochromes est universellement abandonné. Au contraire, il était encore fréquent en Italie au temps des premiers Antonins (2). A Ostie, le genre n'a jamais été aussi près de la perfection qu'à cette dernière période de son développement. Il n'est personne qui, voyant les taureaux de la mosaïque des vigiles, n'admire, dans l'un, la vie saisie dans la réalité précise de son mouvement, chez les autres, l'impressionnante vérité d'une attitude, dans laquelle, abattus et déjà raidis par la mort, ils n'ont encore rien perdu de leur force massive. L'on s'émerveille qu'avec des moyens aussi simples, par la seule maîtrise de son dessin, l'anonyme artisan de la première moitié du IIème siècle ait pu, dans un banal sujet de dévotion officielle, atteindre un effet décoratif aussi puissant.

Fiumicino, le 21 mai 1907.

JÉRÔME CARCOPINO.


(1) Je rapporterais volontiers à cette restauration les pilastres de brique disgracieusement élevés en avant de la cella pour renforcer les deux colonnes qui en divisaient l'entrée en trois parties. Celui qui est resté en place mord sur la mosaïque et lui est, par conséquent, postérieur. D'autre part, la maçonnerie en est encore très bonne, ce qui exclut une date trop basse.
(2) Paul Gauckler, Musivum opus, dans le Dictionn. des Ant. Daremberg et Saglio, III, 2, 2121.